16 – UN DRAME À BERCY
Juve passa toute sa journée cité Frochot. En dépit des précautions prises pour que la mésaventure de l’avant-veille demeurât ignorée, les journaux avaient eu vent du drame, La Capitale elle-même en avait parlé, sans toutefois nommer Fandor. On racontait des choses ahurissantes sur le docteur Chaleck, Juve, Loupart, la maison du crime, l’affaire de l’hôpital, etc. Juve, loin de démentir les erreurs, s’employait à les propager ; il estimait, et cela d’accord avec ses chefs et le haut personnel de la Préfecture, que si la voie puissante de la Presse est souvent nécessaire à l’autorité pour faciliter les recherches et les arrestations, il faut de temps en temps l’égarer sur de fausses pistes.
Néanmoins, lorsqu’on avait vu des maçons, des électriciens, des ouvriers zingueurs s’installer dans l’hôtel du docteur Chaleck et commencer à travailler sous la direction de personnages en redingotes, la foule s’était massée autour de la maison.
Du rez-de-chaussée, Juve eut tout d’abord une langue conversation avec le propriétaire, M. Nathan, le courtier en diamants bien connu de la rue de Provence. Le pauvre homme était au désespoir d’apprendre que son immeuble avait été le théâtre d’aventures extraordinaires.
Tout ce qu’il savait du docteur Chaleck, c’est qu’il louait depuis quatre ans, et s’était toujours régulièrement acquitté de ses termes.
— Vous ne soupçonniez pas la disposition de cet ascenseur électrique dans lequel le docteur Chaleck avait installé un cabinet de travail rigoureusement semblable à son véritable cabinet de travail ?
— Non, monsieur. Il y a dix-huit mois, mon locataire m’a demandé l’autorisation de réparer l’hôtel à son compte. Je la lui ai accordée tout de suite. Ce qu’il voulait, c’est évidemment faire construire ce bizarre appareil. Mais, dites-moi, les dégâts sont-ils importants ? serai-je rendu responsable de la rupture de la voûte d’égout ?
— Cela, déclara Juve en se levant, je n’en sais rien. Monsieur, c’est une affaire à régler entre vous et la Ville de Paris.
— Hélas, gémit le courtier, c’est encore moi qui subirai les fâcheuses conséquences de cette vilaine histoire. Puis-je, au moins, aller me rendre compte dans les caves de l’état...
— Pas avant demain, monsieur, lorsque j’aurai fini mon examen.
Juve, qu’assistaient dans ses opérations l’agent Michel et le commissaire de police du quartier, M. Dupalion, entendit encore les déclarations des gardiens de la cité, de quelques voisins du docteur Chaleck. Il n’obtint aucun renseignement. Les uns ou les autres n’avaient ni vu ni entendu quoi que ce fût. Vers midi, Juve et l’agent Michel ne quittèrent pas la maison du docteur Chaleck et se firent apporter un frugal repas.
— Ce que je ne puis comprendre, chef, dit Michel, c’est le coup de téléphone qui, à la fin de la nuit du crime a été donné pour demander du secours au commissariat de la rue de la Rochefoucauld. De deux choses l’une : ou c’est la victime elle-même qui a téléphoné, et dans ce cas elle n’est pas morte, comme on le croit, au commencement de la nuit, ou ce n’est pas elle et dès lors...
— Vous n’avez pas tort de présenter ainsi le problème, mais il est, à mon avis, facile à résoudre : le coup de téléphone n’a pas été donné par la femme assassinée, car souvenez-vous-en, lorsque nous avons relevé son cadavre à 6 h 1/2 du matin, celui-ci était déjà froid. Or, l’appel téléphonique n’avait lieu qu’à six heures, heure à laquelle cette femme était morte depuis déjà pas mal de temps...
— C’est donc un tiers qui a téléphoné ?
— Oui, un tiers intéressé à faire découvrir le crime au plus vite, mais qui ne s’attendait ni à mon retour, ni à celui de Fandor.
— Donc, d’après vous, chef, l’assassin connaissait votre présence derrière le rideau du cabinet de travail pendant qu’on, commettait le crime ?
— L’assassin, je ne sais pas, mais le docteur Chaleck savait certainement que nous étions là.
— C’est égal, tout cela a été extraordinairement préparé... Mais il y a encore quelque chose que je ne m’explique pas. Voyons, chef, lorsque vous êtes revenu dans le cabinet de travail où nous avons trouvé la morte, vous êtes allé vers le balcon et vous avez trouvé, entre les rideaux et les battants de la fenêtre, les traces de la boue apportée par vos souliers. C’est donc bien de la fenêtre de la pièce où l’on a commis le crime que vous avez regardé pendant toute la nuit...
« ... Permettez, chef, vous allez sans doute me dire qu’on aurait pu apporter pendant votre courte absence, le cadavre de la victime dans le cabinet en question, mais je vous ferai observer, si vous me teniez ce langage, qu’aux cheveux défaits de la malheureuse, du sang s’était coagulé, que ce sang coagulé adhérait au tapis, qu’il l’avait même traversé, atteignant le plancher en dessous ; or, si on avait apporté un cadavre quelques instants avant le moment où nous l’avons découvert, pareil phénomène ne se serait pas produit... »
— Mon bon Michel, fit-il, vous auriez tout à fait raison de parler ainsi, si je proposais semblable explication : mais il est certain que la pièce où nous avons trouvé le cadavre est celle où a été effectué le crime ; c’est donc celle où nous n’étions pas. Quant aux taches de boue près de la fenêtre, naïf que vous êtes, ce sont les nôtres, mais transportées de la pièce où nous étions dans celle où nous n’étions pas ! Et cela pendant que Fandor et moi nous étions absents, c’est évident, et voilà qui prouve encore que notre présence était connue des coupables. Il y a plus, la bougie avec laquelle le docteur Chaleck a fait fondre la cire, pour cacheter ses lettres, était à peine entamée, elle n’a brûlé, en effet, sous nos yeux, que quelques minutes. Or, nous avons retrouvé une bougie dans le même état, c’est dire que tout était merveilleusement fait pour nous induire en erreur !
Juve, fumant cigarettes sur cigarettes, marchait tout en parlant :
— Voyez-vous, Michel, nous commençons à comprendre l’affaire mais rien ne nous apparaît des mobiles. Nous voyons les pantins s’agiter, ce sont Loupart, Chaleck, Joséphine... nous ne voyons pas les fils, le fil qui...
— ... Le fil qui les mène et qui, peut-être ne serait autre que... Fantômas ?
Il y eut comme un froid. Avec Juve, la consigne était de ne pas parler de l’Empereur du Crime...
— Vous m’avez dit, n’est-ce pas Michel, que vous ne pouviez plus vous présenter dans les milieux des rôdeurs sous la personnalité du Sapeur...
— En effet, monsieur l’inspecteur, répondit Michel, immédiatement redevenu le fonctionnaire respectueux des formules hiérarchiques, j’ai été « brûlé » précisément la veille du crime de la cité Frochot par Loupart ; mon collègue Nonet également...
— À ce propos, Nonet m’a très vaguement parlé d’une affaire « des quais » qui serait préparée par le Barbu et un individu connu sous le nom du Tonnelier, êtes-vous au courant ?
— Malheureusement non, monsieur l’inspecteur, je n’en sais pas plus long que vous à ce sujet, nous avons dû interrompre notre filature, au moment où notre enquête se précisait...
— Et depuis lors que fait Nonet ?
— Il est parti pour Chartres.
Juve, agacé, haussa les épaules. Il ne pouvait que déplorer les procédés administratifs qui consistent à changer perpétuellement les missions des sous-inspecteurs, à les envoyer au hasard des nécessités, ce qui empêche d’achever le travail commencé.
Mais Juve n’avait pas à discuter de cela avec son second.
Après avoir recommandé à Michel d’étudier un nouveau déguisement qui lui permettrait de s’introduire derechef au « Rendez-vous des Aminches », où la police avait de sérieuses accointances avec le père Korn, Juve redescendit au sous-sol, diriger les ouvriers qui étaient revenus, cependant que Michel s’occupait au premier étage, de l’inventaire des papiers.
***
En quittant l’hôtel de la cité Frochot, vers sept heures et demie du soir, Juve, pour mieux réfléchir à tous les événements qui, depuis quelques jours se précipitaient, avec une si grande rapidité qu’il n’avait pas le temps d’épiloguer sur chacun d’eux, descendit à petits pas la rue des Martyrs.
Il arrivait aux boulevards, lorsque les hurlements des camelots attirèrent son attention. Une manchette sinistre s’étalait sous le titre des feuilles que s’arrachait la foule :
« Encore un accident de chemin de fer.
« Le Simplon-Express tamponne le rapide de Marseille...
« Nombreuses victimes...
Fandor devait se trouver dans ce rapide de Marseille, que le Simplon-Express avait télescopé. Mais Juve reprit confiance. En réalité, ce n’était pas le rapide de Marseille qui avait éprouvé un accident, mais seulement les deux wagons de queue de ce train dont les attaches s’étaient rompues.
— Sait-on jamais, pensait-il, avec les journaux !
Hélant un taxi-auto, Juve jeta son adresse au conducteur.
— Le temps de faire un bout de toilette et je file à la préfecture où l’on doit avoir des renseignements précis. Je saurai ce qu’est devenu Fandor.
— Une dépêche pour vous, monsieur Juve, dit le concierge.
— Pour moi ?
— Dame, c’est bien votre nom qui est imprimé sur le télégramme.
Juve prit le petit bleu avec méfiance, inquiétude ; décidément cette journée lui réservait de perpétuelles surprises. Voici qu’il recevait un télégramme chez lui !
Cela pouvait, dans une certaine mesure, l’étonner.
Le policier avait, en effet, pris l’habitude de ne communiquer son adresse à personne. Lorsque par hasard il rentrait à son domicile c’était pour y avoir la paix, et les agents de la Préfecture avaient pour instructions précises de ne jamais venir le déranger. Si on avait à lui communiquer quelque chose d’urgent, il fallait le faire par téléphone.
Juve, fronçant le sourcil, déchira le pointillé de la dépêche, la parcourut rapidement et ne put s’empêcher de pousser un soupir de satisfaction.
— Le brave petit, murmura-t-il en montant quatre à quatre l’escalier, cela me faisait quelque chose de ne pas avoir de ses nouvelles. Huit heures ! fit-il. Je n’aurai plus le temps de passer à la Préfecture, chercher des agents. Bah ! moins on est dans ces affaires-là, mieux ça vaut !...
Après une toilette sommaire et un rapide dîner fait de reliefs réchauffés sur le gaz, le policier repartit, sauta dans le tramway du boulevard Saint-Germain pour descendre au Jardin des Plantes.
Puis, en flâneur, il s’achemina vers Bercy par les berges, le long desquelles s’alignaient les tonneaux à perte de vue.
***
Deux heures déjà que Juve s’était introduit dans le dédale des docks aux vins. Il commençait à s’impatienter.
Le rendez-vous fixé était dépassé depuis cinquante minutes et le policier, dans ce lieu sinistre, qu’il savait très mal fréquenté, commençait à éprouver de l’inquiétude. Pourquoi Fandor se trouvait-il en retard, ne lui était-il pas arrivé quelque chose ? Et puis, enfin, quelle drôle d’idée avait eue le journaliste de lui donner un semblable rendez-vous, pourquoi le quai de Bercy, pourquoi les quais ?...
Soudain Juve tressaillit. La bande des Chiffres, l’affaire des quais... Sacrédié ?
— Peut-être, se dit Juve, ai-je été simplement attiré dans un guet-apens ? car enfin, la dépêche de Fandor... Certes, j’ai bien cru, au premier abord, que le brave garçon, après le terrible accident auquel il venait d’échapper par miracle n’avait pas réfléchi où il me télégraphiait et que, sans y penser, il avait libellé sa dépêche à mon adresse personnelle, mais en réalité, c’est le contraire qui aurait dû se produire... Fandor est tellement habitué à me télégraphier à la Préfecture, que le fait de me télégraphier chez moi résulterait bien plus d’un acte machinal. Et d’ailleurs, cette dépêche est-elle de lui ? Plus j’y réfléchis et moins je retrouve dans son texte la précision, la netteté de mon brave petit ami... Ah ! sapristi, Juve te serais-tu fait prendre comme un bleu ?
Le policier était soudain interrompu dans ses réflexions par des bruits inquiétants, anormaux. Il avait cru surprendre un coup de sifflet, puis des pas précipités, des tonneaux vides s’étaient entrechoqués, résonnant longuement.
Juve s’accroupit en retenant son souffle. Sous le hall vitré dans lequel il se trouvait, il crut voir se profiler une ombre, qui passait lentement au loin.
Juve à pas de loup suivait la trace, lorsqu’il entendit nettement un claquement significatif.
— À deux de jeu, grommela-t-il entre ses dents...
Juve arma son revolver. Déguisant le timbre de sa voix, il cria :
— Qui va là ?
— Halte !
Juve devina qu’on s’approchait de lui. Il allait à son tour inviter son mystérieux voisin à s’arrêter, lorsqu’une détonation retentit, immédiatement suivie d’une autre. Juve avait vu d’où partaient les coups. Son agresseur, car certainement on lui en voulait, était à peine à quinze pas de lui, mais par bonheur il avait mal repéré la position de Juve et ne tirait pas dans sa direction :
— Brûle tes cartouches, mon bon, murmura Juve, cependant qu’une troisième détonation retentissait. Quand nous serons à six, ce sera mon tour...
Le sixième coup retentit. Juve n’attendait que cela pour bondir, car il savait que son adversaire serait inoffensif tout le temps qu’il mettrait à recharger son arme. Juve, bondissant donc par-dessus les tonneaux, courut à l’ombre qu’il apercevait de façon intermittente. Soudain il poussa un cri de triomphe, Juve était face à face avec un homme.
— Toi, Fandor !
— Vous, Juve !
— Ah ! par exemple ! voilà qui n’est pas ordinaire... c’est sur moi maintenant que tu décharges ton revolver ?...
— Moi, interrogea Fandor absolument interloqué, dites plutôt que c’est vous...
Et le journaliste tendait au policier, son arme encore toute chargée...
Juve considéra le revolver de Fandor, mais celui-ci surpris :
— Ah ça Juve, que faites-vous ici ?
— Tu m’as télégraphié de venir...
— Je ne vous ai jamais...
Juve tira de sa poche la dépêche, la tendit à Fandor, comme les deux hommes s’approchaient l’un de l’autre, ils tressaillirent ensemble : un éclair jaillit, coïncidant avec une détonation, une balle leur siffla aux oreilles.
Instinctivement, Juve et Fandor s’étaient aplatis entre deux tonneaux, retenant leur souffle...
Décidément ils avaient eu de la chance d’essuyer sept coups de feu consécutifs, sans avoir été atteints.
Fandor surtout, avait une chance inouïe, car Juve, désormais, se rendait exactement compte de ce qui venait de se passer. Il comprenait pourquoi le mystérieux agresseur lui avait semblé, l’instant précédent, si maladroit. Cela tenait à ce que le meurtrier inconnu avait sûrement visé, non pas lui, Juve, mais Fandor !
Il y avait eu un arrêt pendant que l’homme avait dû recharger son arme, mais il recommençait :
Juve, cette fois ne voulut plus ménager ses propres balles. Toujours accroupi derrière son tonneau il poussa Fandor du coude :
— Attention, à mon premier geste, feu !
— Ah ! hurla Juve !...
Et il tira, pendant qu’une ombre sur leur droite s’enfuyait à vive allure !
Fandor avait serré le bras de Juve au risque de faire dévier l’arme.
— Avez-vous vu ?
— Oui.
— C’est Chaleck, n’est-ce pas ?
Au tapage des détonations successives, rompant le silence de l’immense Halle-aux-Vins, avaient succédé de sourdes rumeurs. C’était tout autour du pavillon dans lequel se trouvaient Juve et Fandor, des bruits de tonneaux renversés, des jurons étouffés, des craquements secs de planchettes se rompant sous le poids de corps qui les écrasent, puis d’autre part, au loin, la cadence régulière d’une troupe qui s’approche, cadence que dominaient parfois des ordres brefs et que coupaient de temps à autre des coups de sifflet stridents.
— C’est la police, dit Juve, et il expliqua à Fandor que les quais de Bercy servent aux vagabonds et aux rôdeurs, non seulement de réfectoire, mais encore de chambre à coucher. On sait à la Préfecture que dans les tonneaux vides, sur les tonneaux pleins, sous les pavillons ouverts de tous côtés, viennent chaque nuit s’installer pour prendre un peu de repos, tout en se garantissant du froid ou de la pluie, de pauvres hères sans domicile, auxquels se mêlent parfois des malfaiteurs.
— Mais, concluait Juve, la présence de ces derniers est assez rare et la population qui dort dans ces lieux n’est généralement pas méchante. La police intervient parce qu’il le faut ; lorsqu’elle entend du bruit, elle donne un coup de balai ; les employés de l’octroi profitent de la circonstance pour l’accompagner et découvrent généralement quelques fraudeurs, mais c’est tout ! Nous allons assister à une rafle à la papa.
Juve se trompait. Comme pour le démentir, un coup de feu retentit…, un autre... Évidemment, la police ne s’attendait pas à une réception aussi brutale, elle eut une minute d’hésitation, puis les agents, jusqu’alors massés en groupe compact, s’écartèrent et se déployèrent sur la largeur du quai.
Mais voici qu’aux premières détonations suivies de quelques autres, succédait une clameur générale. Que se passait-il encore ?
— L’incendie, murmura Fandor !...
De véritables feux follets parcouraient la Halle-aux-Vins. Puis une fumée acre monta.
— Les crapules ! s’écria Juve, il y avait quelque part de l’alcool et ils l’ont enflammé. Ah ! c’est du propre !
Le policier et le journaliste devaient songer à leur propre sécurité, fuir, au risque de se trouver en présence des mystérieux bandits qui, mêlés à la pègre habituelle de la Halle aux vins du quai de Bercy, les traquaient depuis déjà plus d’une heure, sous la direction, c’était sûr, du docteur Chaleck.
— Déguerpissons !
Et Fandor sans mot dire s’attachait à ses pas.
— Nom de Dieu, hurla soudain le policier qui, après avoir essayé de passer, à droite, à gauche, en face de lui, s’apercevait que la retraite lui était barrée par un cordon de flammes.
— En arrière proposa Fandor, descendons vers la Seine...
Mais, une nouvelle explosion se produisit. D’un tonneau éclaté, jaillit un jet de liquide qui s’enflamma aussitôt. C’était un nouveau baril d’alcool qui venait nourrir l’incendie. La traînée incandescente désormais fermait le cercle, Juve et Fandor étaient au milieu d’une couronne de feu qu’il ne fallait plus songer à franchir !...
— Fichtre, s’écria Juve, la situation se complique bougrement...
— En effet, répliqua le journaliste, je préférais encore les coups de revolver de tout à l’heure...
Les deux hommes s’arrêtèrent un instant, anxieux, interdits. Le spectacle était terrifiant et grandiose.
C’étaient autour d’eux, des flammes géantes qui montaient vers le ciel ou s’engouffraient sous la toiture du pavillon vitré et s’y transformaient vite en fumée épaisse et grasse.
Ils entendirent les cris de la pègre, les sifflets des agents. Au loin, la corne des pompes d’incendie geignait lugubrement et de temps à autre, dominant le tapage, les explosions des barriques et des fûts pleins d’alcool, retentissait un coup de revolver.
La température devenait intolérable et le cercle se rétrécissait, menaçant.
— Il faut en finir, grogna le policier :
— Soit, mais comment ?
— Ça va bien, s’écria-t-il triomphalement, nous sommes bons ! colle-toi là-dedans, petit...
De la main, à l’éblouissante lumière de l’incendie, Juve désignait à Fandor, une énorme futaille vide qui venait de tomber à côté d’eux.
— Je ne comprends pas, dit Fandor.
— T’est-il jamais arrivé de monter dans le Looping the Loop ?...
En dépit de la gravité des circonstances, Fandor éclata de rire.
— Aide-moi à coucher ce gros tonneau sur le côté, tu vois qu’en le laissant aller, étant donné la pente du quai, il va rouler tout seul jusqu’au fleuve... il suffit pour qu’il aille tout droit, que la partie la plus renflée de son ventre soit dans une rigole en creux, cette rigole sera un véritable rail qui empêchera notre tonneau de tourner sur lui-même. Or cette rigole existe, elle est sous nos pieds. Tu me suis ?
— Comment donc ! s’écria Fandor, fort amusé et commençant à comprendre les intentions de Juve.
— Bien, dépêche-toi, petit, monte dans la futaille...
Fandor s’installa, Juve prit place à ses côtés, tant bien que mal referma le tonneau, en attirant à lui le fond mobile qu’il maintenait de la main, par ses membrures intérieures.
— Maintenant, ordonna Juve, nous allons faire comme l’écureuil dans sa cage ou. si tu le préfères, comme les condamnés anglais qui montent perpétuellement dans la fameuse roue du « Hard Labour » pour la faire tourner. Dieu veuille qu’il n’y ait, au milieu des flammes aucun obstacle qui nous retienne ! En avant !...
Deux secondes à peine s’étaient écoulées, que le tonneau péniblement mis en marche, roulait à toute allure.
Juve et Fandor devinèrent au grésillement des parois externes et à une brusque élévation de la température, leur passage à travers l’incendie.
Cependant, tiré par la pesanteur et l’élan, le tonneau dévalait la pente du quai vers le fleuve. Accélérant sa vitesse, le tonneau filait vertigineusement, son fond maintenu par Juve était resté dans les flammes. Le tonneau ouvert, rempli d’escarbilles, de fumée, de tisons, roula, roula... cependant qu’à l’intérieur Juve et Fandor, contusionnés, ballottés, brûlés, étaient incapables désormais de résister et de lutter contre l’effrayante rapidité du véhicule saugrenu qu’ils avaient adopté pour se sauver. Soudain, la grosse futaille atteignit le niveau du fleuve !... Elle s’abîma dans les flots avec un bruit sourd !
***
Sur le quai, la police préoccupée surtout d’aider les pompiers à enrayer l’incendie, négligeait de poursuivre les hôtes nocturnes de la Halle-aux-Vins, et, ignorante des dangers courus par Juve et Fandor, laissait leurs mystérieux agresseurs s’éloigner paisiblement.